Allocution au 7ème sommet social pour l'Union latino-américaine et caribéenne :
Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, ALBA.
Vénézuéla 24-28 septembre 2008
Pour une stratégie autocentrée de l'agriculture bolivarienne dans une perspective d'autonomie collective tricontinentale
Aziz Salmone Fall,
Politologue internationaliste d'origine sénégalaise et égyptienne. Il enseigne depuis 19 ans les sciences politiques, l’anthropologie, les relations internationales et le développement international à l'université McGill et à l'UQAM. Ancien coordonnateur du réseau québécois contre l'apartheid.
Fondateur et membre du GRILA (le groupe de recherche et d'initiative pour la libération de l'Afrique) dans lequel il coordonne, depuis 10 ans, un collectif de 21 avocat-e-s des personnalités et divers organismes, la première campagne internationale africaine contre l'impunité - l'affaire du Président Thomas Sankara- . La campagne a marqué un précédent contre l’impunité dans le meurtre d’un chef d’État à l’ONU et en Afrique.
Dans la résolution de la crise au Burundi, il a formulé à Genève le plan de la première force d’interposition africaine Africa Pax . Cofondateur et Co coordinateur du mouvement des assises de la gauche MAG au Sénégal. Ex-Président de la fondation Aubin et du Centre de recherche progressiste S.B. Ryerson. Auteur de plusieurs écrits spécialisés, dont la critique annotée des 200 points du NEPAD. Personne ressource et conférencier régulièrement consulté par les médias, les milieux politiques et civils et autres forces progressistes des formations sociales périphériques et du Centre. Aziz Salmone Fall est polyglotte, féru d’astrophysique, de psychologie et d’égyptologie. Il est musicien et sportif polyvalent.
Source :
www.grila.org et www.azizfall.com
A la mémoire de Ezequiel Zamora (1817-1860)1
et en hommage au syncrétisme symbolique de María Lionza2
Camarades,
Merci de cette invitation qui honore, à travers ma modeste personne, bien des Africains et Africaines partageant vos convictions. Le sujet dont je vais vous entretenir nous préoccupe tous. Le problème alimentaire mondial ne relève pas d’une fatalité, et il est intolérable au 21e siècle que des millions d’êtres meurent encore de causes liées à la malnutrition. Des forces multiples et des causes historiques complexes entretiennent la crise alimentaire de la phase de production à celle de la consommation. Le fossé entre les pays du Nord et du Sud, tel qu’il se reflète dans les négociations agricoles de « deux poids, deux mesures » de Doha et de l’Uruguay Round, semble toujours aussi insurmontable. Au point qu’il n’est plus exagéré d’envisager d’exclure l’agriculture de la sphère de l’OMC.
Le Venezuela et bien d'autres formations sociales de la périphérie sont de plus en plus dépendants de leur importation alimentaire. Elles ont tout intérêt à réussir leur autosuffisance alimentaire. Il importe alors, de forger et de consolider une intégration régionale et d’y permuter les biens d'importation alimentaires. Cela est possible en privilégiant, d’une part, des productions locales destinées au marché interne qui auraient priorité sur la production extravertie. D’autre part, ultérieurement par des opérations de péréquation, pour surtout accroître la variété des aliments consommés ou pallier aux déficits, d’organiser les excédents en échanges transrégionaux, voir transcontinentaux. Il faut protéger les petits exploitants agricoles qui peuplent nos économies rurales fragilisées et qui constituent encore la moitié de l’humanité. La réforme agraire, la revalorisation de la condition rurale et la résistance collective paysanne dans l’intégration régionale sont plus qu’urgentes. Ne pas réussir ce pari agricole et perpétuer le déficit agricole, et donc ne pas résoudre l'équation rurale, constituent une épée de Damoclès sur le projet bolivarien. Or, le projet bolivarien, escomptant un élan de solidarité nationale et internationale articulé sur le respect et la dignité sociale, entend bâtir un développement différent. Un développement socialisant les moyens de production et recyclant les excédents dans des investissements productifs, en harmonie avec l'écosystème grâce à l’ALBA.
Nul ne peut prédire l’issue des luttes, et le futur proche résultera des bouleversements dans les rapports de forces sociopolitiques, économico culturels, entre genres et entre générations, au Venezuela et dans la sous-région. Mais comme partout ailleurs où il y a eu des avancées, il s’agira entre-temps de consolider les acquis, d’élargir le champ d’une réponse sociale humaniste progressiste et idéalement socialiste contre le modèle unilatéral du marché et son apartheid mondial. Or les exigences d’un tel avènement passent par la concrétisation, à l’échelle des formations sociales, de réformes sociales majeures, voire des projets de société viables. Ceci ne me semble pas possible en dehors d’un effort de désengagement sélectif et d’autocentrage et surtout de soutien réciproque par l’intégration collective de ceux qui optent pour une telle voie. L’option de forces nationales populaires et démocratiques (États et peuples) contre la logique de compradorisation semble être la seule capable de structurer, en concertation et cohésion, une riposte pour la défense d’un tel projet, voire l’avènement d’un autre monde. Telle est pour moi l’alternative, et vous comprendrez que sur toutes les tribunes qui me sont offertes, j’insiste et plaide pour une renaissance de la tricontinentale, cette convergence internationaliste dans le respect de nos diversités.
Faisant écho à d’éminentes voix, je propose de redécouvrir les acquis de Bandoengi, de partir de l’appel de Bamako 2006, de la charte sociale des Amériques, l'UNASUR et l'appel de Cochabamba. Il s’agit d’alliances Sud-Sud, utopies réalisables et à notre portée. La vitalité pour les peuples de relever de tels défis existe. Il y a dans bien des régionalisations en cours des alliances stratégiques qui nous remplissent d’espoir, sans qu’elles soient exemptes de risques de cooptation par l’impérialisme, ou de déviations par des dynamiques internes ou des égoïsmes nationaux.
Vous savez hélas que la tentative d’un front tricontinental anti-impérialiste échoua en 1966 à La Havane. Je ne fais pas ici un plaidoyer nostalgique. Mais il faut réactiver cette entité, et susciter un ralliement d’un noyau dur dans le respect des diversités. Ce n’est pas que le Sud, mais l’humanité qui en a besoin. Il ne faut pas sous-estimer l’œuvre collective qui a pu se substituer à la tricontinentale et accomplir un impressionnant travail. En effet, par exemple, graduellement le mouvement des non-alignés est parvenu, par ses pressions, votes collectifs et résolutions, à faire émerger une seconde et une troisième génération des droits de l’homme. Diverses agglomérations d’intérêts ont vu le jour comme l’OPEP. Il est temps que les pays progressistes fassent comme le like minded groupii, ce regroupement ad hoc de pays du Sud partageant les mêmes vues à l’OMC. Il faut former l’embryon noyau préférentiel de la tricontinentale. Ce processus est en voie, notamment avec le traité de commerce des peuples entre Cuba, le Venezuela et la Bolivie. Mais ces acquis sont constamment menacés. À l'équilibre de la terreur de la guerre froide, nous avons vu se substituer la terreur du déséquilibre. Déséquilibre qui est celui de la mondialisation et de ses contestations. C'est un déséquilibre précaire, plus générateur de chaos que de prospérité, chargé d'illusions et, à long terme si la tendance se maintient pour l'humanité, d'anomie.
Du mégaloensemble et sa mondialisation prédatrice
Au service du mégaloensemble, terme sur lequel je reviens dans un instant, je propose le terme de supra-impérialisme. Il pourrait caractériser la phase de redéploiement que tente d’imposer le capitalisme effectif. Ce supra-impérialisme (supra, du latin au-dessus, plus haut) désigne les extensions multiformes de l’espace du capital dans lequel différents vecteurs oligopolistiques tentent d’infléchir l’économie mondiale. Les «2% d’adultes les plus riches du monde détiennent plus de la moitié de la richesse globale des ménages; en 2000, les 1% d’adultes les plus riches du monde possédaient à eux seuls 40% des biens mondiaux et que le décile le plus riche détenait 85% du total mondial. À l’inverse, la moitié inférieure de la population adulte mondiale ne possédait qu’à peine 1% de la richesse mondiale »iii.
Cette mondialisation est une inflexion dans le sens de la construction d’un système monde particulier, que je nomme le mégaloensemble iv. Je privilégie ce terme forgé à empire et/ ou mondialisation - laquelle se met en valeur pour des qualités qu’elle n’a pas - j’utiliserai l’exemple suivant pour l'illustrer. Il vous faut imaginer la supercherie que représente encore la projection géographique dite de Mercator qui s’est imposée sous la forme de l’Atlas mondial pour comprendre ce que je tente d’illustrer. Alors que depuis 1977, malgré l’avis du collège international des géographes qui reconnaissent la supériorité de la projection de Arno Peter, les ouvrages de par le monde continuent de façon occidentalocentrée à représenter le monde tel qu’il n’est pas.
De même, le mégaloensemble, miroite une image d’un monde effectif qui n’est pas la réalité existante, mais un capitalisme réactionnaire et vieillissant et dopé. Cet apartheid mondial est ainsi mu par le segment néo-libéral et l’unilatéralisme américain. Par la prétention de rendre possible la modernité et la consommation à tous au prix de l’alignement au village global, à la société globalisée, le mégaloensemble parvient à ses fins par sa faculté de réorganiser, de «marchéiser, et financiariser» le temps et l’espace aux fins de la production et de la consommation exponentielles. Tout désormais peut et doit avoir une dimension planétaire et locale. Tout à un accent planétaire par la nécessité de circonscrire l’espace national et étatique sensé être devenu obsolète devant l’ampleur transnationale des enjeux divers. Le mégaloensemble affirme dès lors la mondialisation néo-libérale comme unilatérale, l’hégémonie du marché comme universelle, l’uniformisation politique idéologique et culturelle comme acquise et indépassable. Le mégaloensemble se déploie par le placement financier spéculatif, s’épanchant dans un magma de 2000 trillions de dollars. Il s’assure d’user de guerres réelles et économiques et la désinformation par le supraimpérialisme pour ce faire. Autant dans les espaces compradorisés que dans les espaces progressistes libérés, les forces populaires s’organisent et s’organiseront pour résister et défaire cette hégémonie prédatrice.
En surestimant sa capacité et sa grandeur, et par un orgueil délirant, surfant sur des capitaux fictifs, le mégaloensemble profite en priorité aux oligopoles «financiarisant», ces grandes entreprises et banques des premières puissances étatiques. Elles nous ont mis en récession et nous le cachent depuis des mois. Lorsque cela les arrange, faisant fi de prétendus principes de libre marché et de désengagement de l'État, ce même État peut être sollicité pour venir à la rescousse du grand capital en perdition. C'est cela que vient de faire Georges Bush en refinancement des grandes faillites américaines qui menacent le monde. Au centre, avec de l’argent public, on oxygène des profits spéculatifs, mais le capitalisme néolibéral lorgne aussi en périphérie où il va investir en les dévalorisant les réserves de changes moins fragilisées, hausser les prix d’importation et spéculer à la baisse les prix des matières premières. Comme durant les autres grandes crises, les mêmes grands acteurs de ce processus jouissent en premier lieu du marché des biens, services et capitaux, au détriment de la réalisation des droits économiques sociaux et culturels collectifs. Issue de l’oligopolisation du processus transnational, alimentant les rythmes des percées technologiques et scientifiques tout en y étant assujettie, la «mondialisation» se poursuit, en apparence, comme un sursaut qualitatif de l’économie monde. Mais nulle part, elle ne procède à l’égalisation des chances et des économies. Au contraire, partout elle creuse et polarise les écarts. Il s’agit dès lors d’un processus polarisant par essence, parce qu' asymétrique et biaisé par les pouvoirs dominants dans les centres animés par la nécessité d’instaurer l'ordre supra-impérialiste. Que ce dernier soit infléchi dans le sens des orientations globales et du leadership des États-Unis ne semble pas pour l’instant être fondamentalement contesté par ses alliés. Il y a une quasi-unanimité des intérêts dominants des centres comme des périphéries à poursuivre ce dessein, aux fins de l'exploitation des richesses du globe à leur profit. L’aggravation de la crise économique spéculative menace les fondements structurels du capitalisme. Elle occasionnera, si la tendance se maintient, des blocages de la production et de la consommation, la précarisation accrue des travailleurs. Cette pression structurelle cherchera à résoudre sa crise dans le pillage de ressources naturelles dans les périphéries du système monde. .
Or là, partout pratiquement, beaucoup de nos classes dirigeantes continuent à dire oui à cette transnationalisation, parce qu'elles en sont avant tous les premiers bénéficiaires en terme de richesse, de prestige et de pouvoir. Les dispositifs de recolonisation néo-libérale, les plans NEPAD en Afrique v, la zone de libre-échange des Amériques avec ALENA, ALCA, Plan Colombia, l’initiative andine, Plan Puebla Panama etc sont autant de redéploiements mercantilistes visant à coopter ces régions sensibles. Ils seront incapables de relever le défi de l'alimentation. Comme avec force l’illustre courageusement Jean Ziegler, l’avocat des sans voix contre la faim :
«Une production agricole mondiale pouvant nourrir 12 milliards d’individus et, au bout de la chaîne, 854 millions de personnes qui souffrent de la faim… Les règles du commerce international imposent aux pays pauvres des accords de libre-échange qui nuisent à leur développement, au profit des multinationales agroalimentaires et des pays les plus industrialisés».vi
La situation agricole au Vénézuéla :
intensifier les transformations en repolitisant démocratiquement.
Lorsqu'au lendemain de l'indépendance les jacqueries s'interposèrent contre les oligarchies, près de 70% de la population est encore rurale et Ezequiel Zamora va, de son sang versé, personnifier la lutte pour l'appropriation populaire des terres. Il continue d'ailleurs de symboliser le sacrifice de générations de Vénézuéliens ruraux pour la souveraineté et la justice sociale. Mais la spécialisation internationale pétrolière et minérale va accélérer le phénomène d'exode rural et entraîner une urbanisation effrénée et hybride du pays. Il en a résulté une économie rentière. La chute drastique des productions agricoles s'accompagna de la poursuite de la faim des terres, des latifundiums et de la spéculation foncière. La gestion de la dette et les années dures des ajustements structurels, jusqu'a tard dans la décennie 90, vont laminer les acquis agricoles et les retombées des embellies pétrolières.
L'avènement du 'chavisme bolivarien' est une évolution marquante de l'enjeu de la terre dont les dispositions constitutionnelles avant-gardistes et les exigences de réformes agraires en faveur d'unités économiques productives détonnent de l'Amérique latine de la fin du 20e et du début du 21e siècle. La FAO estime que si 7,3 millions de ha sont utilisés par l'agriculture, l'élevage accapare 18,4% et des pratiques mixtes occupent 9,3 millions de ha. Mais dans les faits, sur les 35 millions de ces terres arables, moins de 30 % sont utilisés par l'agriculture et moins de 40 % par l'élevage. Cette dernière exige que les terres soient destinées majoritairement au pâturage, et ensuite aux grandes exploitations de qualités, laissant les sols incultes ou ingrats à de petits producteurs.
Le ''nouveau modèle productif '' entend renverser ces tendances et restructurer les rapports de production, par l'entremise, entre autres, des entreprises de production socialiste (EPS). Si ce terme peut paraître contradictoire, (en cela que d'habitude l'entreprise est d'essence capitaliste, voire être rapproché du socialisme de marché chinois), il constitue en fait une avancée originale si l’expérience se poursuit. En effet, ce sont les collectivités de travailleurs, en communautés protagonistes et participatives qui possèdent et contrôlent ce moyen de production. Elles misent sur une stratégie de plein emploi et d'autosuffisance alimentaire sensée respecter l'environnement. Tout surplus est réinvesti de façon productive dans les dépenses sociales. L'emploi et sa rémunération sont fonction du labeur fourni. Mais ces relations de production ont du mal à advenir et à se généraliser freinées par toutes sortes de contradictions internes autant qu’externes, surtout dans les États les plus riches du pays.
Au départ, la réforme agraire de 2001 s'attachait à corriger les graves inégalités foncières et à redistribuer des espaces improductifs ou des titres fonciers étatiques illégalement utilisés. Mais il y fut surtout promulgué une quarantaine de décrets intensifiant les mesures de restructuration en faveur des plus démunis. Des milliers de paysans pauvres se ruent alors à Caracas pour manifester leur joie, en cette fin d'année. En 2002 sera crée l'INTI, institut national des terres, sensé faire mieux que ses prédécesseurs. Tout ceci provoqua l'ire des latifundistes et des milieux défendant la propriété privée. La tentative de putsch du 11 avril 2002 s’est pour beaucoup alimentée de cet enjeu et s'est empressée d'abolir la réforme agraire. Il en est de même pour la résistance populaire qui a contré le putsch et restauré les mesures propaysannes. La cour suprême déclara la même année certaines des dispositions anticonstitutionnelles, surtout celles permettant l'occupation de terres susceptibles d'être redistribuées et celles dédommageant les dépenses en infrastructures sur des terres expropriées.
Néanmoins, plus d'une centaine de milliers de familles et d'organisations paysannes ont déjà pu profiter de ces mesures. Mais plusieurs de ces nouveaux petits propriétaires ont eu encore besoin d'être mieux insérés dans un projet collectif et surtout d'être protégés contre les déstabilisations contre-révolutionnaires, et davantage soutenus et encadrés techniquement par l'État. Ce dernier semble dépassé par les lourdeurs héritées de l'ère rentière et, tout en tentant de restructurer les instruments de gouvernement, lui construit des structures parallèles, poder popular, plus associatives et locales. Le régime du PSUV tente ainsi de court-circuiter certains milieux militaires, paramilitaires, bureaucratiques et d'affaires, ouvertement ou clandestinement hostiles à ces avancées. En 2005, une plus grande précision quant à la taille des parcelles qui pourraient être expropriées ou taxées est donc confiée à l'INTI. Il fixa à 50 ha la portion de meilleures terres susceptibles d'être laissée en friche, et d'autour de plus ou moins 4000 ha les terres de moindres qualités, tout en laissant un répit d'un an supplémentaire aux propriétaires avant d'appliquer de mesures fiscales coercitives. La restructuration institutionnelle des instances agricoles s'imposait du fait de duplication de taches, d'une corruption rampante et de lourdeurs bureaucratiques. Sous la houlette de la commission nationale agricole, en plus de l'institut en charge désormais d'appliquer les mesures garantissant la réforme agraire, les paysans bénéficient de l'INDER qui leur fournit l'infrastructure locale, l'irrigation et l'encadrement; de la CAV qui les assiste dans la mise en marché de leurs productions ; et de MINFRA en charge des grands travaux d'infrastructures. Ces instances ne disposent toutefois pas des moyens de leur politique. Il n'en reste pas moins que la mission Zamora, caractérisée par une radicalisation de la réforme agraire et son intensification, va, dès le printemps 2005, cibler les propriétés agraires privées aux titres fonciers équivoques ou frauduleux. Or le cadre juridique des cadastres est lui-même des plus discutables et peu de latifundistes pourraient justifier, sur plus d'une génération, leurs propriétés ou transferts de propriété. Ceci augure donc de déchirures sociales majeures, au grand potentiel déstabilisateur pour le pays. Les protagonistes de cet enjeu semblent bien l'avoir tous compris, tout comme les amis et ennemis du Venezuela d'ailleurs.
Au-delà d'un simple enjeu électoral en cette fin 2008, cette réforme agraire sera un tournant historique majeur. Le système de justice s'étant jusque-là montré muet sur plusieurs assassinats de paysans pauvres ayant bénéficié des nouveaux aménagements. Ceci en dit long non seulement sur l'impunité qui perdure, mais la partialité de certains pans du système judiciaire encore difficilement réformables. Il est clair que si les mouvements paysans se massifiaient, se structuraient et s'unissaient davantage, ils pourraient mieux défendre toutes ces mesures qui les concernent. Un début prometteur est amorcé avec des regroupements paysans comme CANEZ, ou Frente Ezequiel Zamora. Mais le faible tissu rural (environ 8% de la population), et son manque d'encadrement, d'éducation, d'accès au crédit, d'accès à l'expertise juridique et à la reconnaissance de ses droits laissent ces organisations en pâture à des bureaucrates corrompus. Quelques-uns sont encore embusqués dans les toutes nouvelles structures, en charge d'appliquer la réforme agraire, et ils s'y échinent à la contrarier de l'intérieur. Mais la pire menace émane d'une nébuleuse paramilitaire et des milices éparses de terratenientes. Ils sont liées ou non aux réseaux de narcotrafiquants et d'autorités policières et militaires mécontentes de ne plus pouvoir bénéficier de retombées prébendiers de l'économie de rente. Pueblo soldado, tentative d'autodéfense révolutionnaire des acquis et des avancées bolivariennes, semble à ce titre, non pas correspondre à une militarisation de la société, mais davantage à un processus d'autodéfense avisé. Il vise à prévenir et anticiper la réponse paramilitaire, qui hante autant ces réalisations sociales, qu’à éloigner la déstabilisation qui menace la survie même du projet bolivarien.
Un projet d'intégration régionale et tricontinentale internationaliste assistant le modèle bolivarien et favorisant son rayonnement.
Devant les difficultés occasionnées depuis le début de cette décennie à l'enjeu agraire au Vénézuéla, et pour intensifier le progrès ayant permis d'atteindre au secteur agricole 6% du PIB, nous suggérons l'établissement de ZAEIAT -zones agroécologiques intégrées autocentrées et tricontinentales -. Ces zones sont articulées sur des modes agraires organiques et des technologies appropriées, dans la perspective d'un développement autocentré tricontinental. Celui-ci requiert une autonomie collective régionale et tricontinentale, prioritairement entre des formations sociales procédant déjà à des avancées révolutionnaires. La possibilité de ce modèle et la perspective de sa reproduction horizontale, comme stratégie de développement, créent des espaces de solidarité active.
Ces espaces permettraient à des internationalistes de soutenir les efforts endogènes de ces projets de société, qui sont à contre-courant du marché monde impérialiste. Il s’agit d'illustrer la viabilité et la pertinence de la capacité de produire et de transformer, en amont et en aval de l'agriculture, dans une perspective la plus organique possible et en fonction d'une autre loi de la valeur (équilibre revenu rural/urbain- , stratégie de plein emploi, prix de production et de transformation, etc). Les internationalistes de la ZAEIAT, expert-e-s comme volontaires, y seront tous soumis à un code d'éthique du développement rural et technologique autocentré et à une période de probation. Le projet pourrait avoir la forme d'une coopérative tricontinentale d'autocentrage collectif (collective self reliance). Ceci est, nous croyons, plus porteur en terme révolutionnaire et parachèverait le programme avec la FAO sensé contrer l'insécurité alimentaire -Programme Spécial de Sécurité Alimentaire (PSSA). D'ailleurs, ce dernier a pavé la voie à la coopération Sud-Sud en matière de transfert de technologie, de gestion des terres et ressources et d'information agricole.
Les ZAEIAT s’inscrivent dans une logique de partenariat solidaire où des formations sociales, déjà engagées dans un processus de transformation sociale, s'engagent à épauler les volontaires de leur société et à assurer la sécurité de leur espace. Nous suggérons, dans les formations sociales volontaires, une formule de bail sur une terre vierge afin d'éviter tout contentieux foncier et démontrer comment, en associant des savoirs autochtones et scientifiques locaux régionaux et internationaux qui souvent s'ignorent, et en faisant participer les populations volontaires peuvent advenir des fermes modèles.
Ces fermes sont basées sur un modèle dont l'expression la plus proche s'inspire de la commune de Satscho (Chine)3 dont dépendaient quelques 70 000 personnes au début des années 80. Non seulement la productivité dans tous les domaines d'activités y a été spectaculaire, tout en y générant le plein emploi dans les étapes de préparation et de transformation de l'agriculture, mais cette dernière recycle tous les déchets et biomasses, en restaurant et préservant l'écosystème. La porcherie fournit du lisier engraissant les mûriers ; les porcs se nourrissent des fibres de canne à sucre, et sont l'alimentation de base de la commune. Cette dernière permet une production sucrière. Les mûriers, enrichis d'un engrais naturel, fournissent une biomasse végétale de compostage et abritent des colonies de vers à soie. Ceux -ci sont tamisés dans l'eau et le fil mouliné en soie. Cette dernière permet de l’emploi et manufactures et des débouchés économiques. Les résidus des larves de vers nourrissent des poissons, en bassin de pisciculture, qui sont un appoint en protéines variées à la population. Le fonds des vases des bassins est riche des déjections de poissons qui constituent un riche appoint pour les porcs et une source supplémentaire d'engrais. On comprend qu'ici une utilisation bio-organique de l'agriculture recycle les déchets, permet une grande productivité et assure des emplois variés et abondants.
Il n'est cependant pas incompatible, ni exclu de favoriser cette initiative dans des espaces où une population ouverte à cette collaboration existe, ou de s'associer à des initiatives déjà en cours. Ainsi, elle pourrait facilement s´harmoniser avec la mission socialiste Guevara, un des programmes du ministère du pouvoir populaire pour l’économie communale, MINEC. Et encore davantage consolider le programme en –élaboration, dit Desarollo endogéno, et ses projets NUDE4. Il s’agit d’expression probablement la plus proche au Venezuela du projet que nous proposons. Nous y privilégions une agriculture biologique (biomasse, assolement, percolation, pesticides verts, etc..) qui, souvent est faussement décrite comme moins productive, le plus souvent par des industriels de pesticides et d'engrais chimiques et de biotechnologies. Ceux-ci d'ailleurs, sont peu loquaces sur le fait qu'elle est plus savoureuse, et saine pour l'humain comme pour la chaîne alimentaire. En réalité, une plus grande concentration professionnelle à l'hectare est possible avec ce modèle intensif intégré. Il permet une plus rapide préservation de l'environnement attenant et le faible épuisement des sols assuré par une durabilité des écosystèmes arables. On saisira au passage que nous prônons un développement endurable et non un développement durable, reconnaissant que par essence tout développement est prédateur.
Nous suggérons une période de recherche-action, étalée sur un an, pour la rédaction d'un document-cadre à proposer aux partenaires volontaires de la périphérie. Une fois adopté, il serait proposé aux autres partenaires potentiels (autant dans la nébuleuse altermondialiste que dans plusieurs pays internationalistes ayant déjà esquissé des transformations- Chine, Vietnam, Cuba, etc) ou ouverts à tenter l’expérience comme les États progressistes de l’Inde, l’Afrique du Sud, ou le Mali et l’Afrique du Sud... Ici l'agroforesterie, à l’instar du projet de ceinture verte bouclier du Sahel, pourrait y être incluse.
Il est clair que l'ALBA offre un cadre opérationnel unique pour cette expérience historique si le Venezuela acceptait d'en être un promoteur.
La phase suivante, qui est celle de l'étude de faisabilité, associe tous les participants locaux et régionaux (aussi gouvernementaux que volontaires de la société civile) dans un processus conjoint de consultation-concertation -élaboration.
Une fois des espaces agraires octroyés, parce que compatibles avec l’aménagement du territoire et socialement agrées, nous tenterions une phase expérimentale. Elle conditionne la phase opérationnelle. La phase expérimentale inclut la mise en place des espaces pilotes, la mise en commun des expertises, en synergie avec les volontaires et forces rurales, la plantation de plantes indigènes en voie de disparition et de semences améliorées, idéalement favorisant l'autosuffisance.
Il s'agira ici de poursuivre dans la lancée de Fernando Gerbasi. Cet émérite représentant vénézuélien à la FAO y a présidé la commission des ressources génétiques pour l'agriculture et l'alimentation. Il y a contribué à l'avènement du traité juridique le plus avancé en matière de protection de ce bien commun. Nous nous inspirons aussi du courageux décret du président Chavez interdisant l'importation, la production, la commercialisation et la diffusion dans l'environnement des OGM et leurs dérivés. Cette phase expérimentale, qui se dote de pareils outils, s’amorce en articulant la technologie appropriée sur des énergies renouvelables et la préservation de l’environnement attenant (solaire, éolienne, biogaz..).
L'avantage qu'offre le Venezuela sur plusieurs formations sociales, c'est qu'en plus de sa volonté politique manifeste, il a la capacité de pouvoir, pour un laps de temps, d'assurer une subvention au secteur agricole vivrier afin de le rendre concurrentiel aux biens importés. Ceux-ci deviennent de plus en plus sélectionnés parallèlement à un système autonome de prix. Nous n'inventons rien ici, puisque dès 1936 le Vénézuélien Arturo Uslar Pietri suggérait dans 'Injecter le pétrole ' de soutenir entre autres le développement agricole.
Cependant dans notre scénario, le recyclage de pétrodollars mise sur une stratégie de plein emploi génératrice de revenus et d'engagement social autour de l'agriculture. Elle restaurera, en amont et aval de cette dernière, des fonctions professionnelles désengorgeant les villes et inversant l'exode rural par la modernisation responsable des campagnes. Ceci assure la viabilité économique, mais aussi l'épanouissement du producteur et sa famille, car l'agriculture y est articulée sur un agrosystème holistique. En plus des aliments de base, haricots, maīs, les urbains demandent aussi des fruits et légumes variés. Consommer vénézuélien, latino-américain et plus largement, produire et consommer ALBA et intrasud permettrait de soutenir la renaissance de l'agriculture nationale et l'autosuffisance alimentaire.
Un autre avantage est le fait que plusieurs exploitations familiales de tailles moyennes ou plus réduites sont, un peu avant les années 60, le fait d'expatriés et d'immigrants oeuvrant en marge de la paysannerie historique qui elle a décliné. Elles sont cultivées par des pratiques aussi importées et assurent des biens destinés au marché local, et sont relativement bien tolérées des populations. Celles-ci, en principe, à l'instar des coopérants cubains, devraient accueillir favorablement des internationalistes. Ces derniers doivent se conformer au droit du pays d'adopter les conditions et produits et politiques agricoles les mieux adaptées pour son épanouissement. Ces politiques ne doivent cependant pas nuire aux autres pays partenaires.
Il ne s'agit pas pour conclure de faire une liste de mesures incantatoires, mais bien de saisir les préalables à accomplir, voire les horizons vers lesquels nous devrions oeuvrer et qui servent de conditionnalités à notre stratégie:
- La nationalisation des ressources accaparées par les oligopoles dans une perspective de participation citoyenne et patriotique.
- L’autosuffisance alimentaire, la réforme agraire, la modernisation agricole au rythme de chaque société;
- l’industrialisation légère complémentant l’agriculture
- Le rééquilibrage du revenu ville / campagne;
- Le panafricanisme, le panaméricanisme et le panasiatisme sous forme d'intégration régionale et continentale accélérée ;
- Bâtir une économie intérieure, de marché de biens de consommation de masse, pour la satisfaction des besoins essentiels avant de s’ouvrir au monde.
- Profiter des déconnexions par défaut qui marginalisent certaines régions du monde, pour la transformer en désengagement sélectif profitable, en misant sur les brevets frappés d’obsolescence et en recourant le plus possible à une technologie à notre portée et moyens.
- Diversification économique dans une perspective de complémentarité régionale et de péréquation.
- Banque tricontinentale centrale et monnaie continentale ;
- Parlement bi-ou tricontinental sur les grands enjeux de développement et de sécurité
- Armée continentale et brigade civile de prévention des conflits et de reconstruction post-conflits
- Coopération internationale contre la spéculation, et en conjonction avec les pôles solidaires Sud/ Sud et avec des internationalistes du Nord qui partagent nos préoccupations
- La fin de l’impunité et de l’enrichissement illicite et l’atteinte aux droits de la personne.
- L’émancipation des femmes et le changement des mentalités masculines
- La repolitisation démocratique des masses et leur auto-organisation
- Changements des comportements irresponsables consuméristes et ostentatoires chez les riches et redécouvertes des schémas de solidarité
- La lutte contre l’impérialisme, les régimes compradors et les comportements antiprogressistes
- Sauvegarde des ressources naturelles et environnementales, par un comportement civique et écologique
- Lutter collectivement pour refuser de payer la dette et Réformer les institutions internationales monétaristes
- Privilégier une coopération internationale plafonnée à 0,7% et non liée.
- Oeuvrer pour un monde humaniste progressiste et polycentrique
Mes chers collègues et camarades, je sais que vous serez conscients de ces dimensions dans vos travaux, mais je me permets de réitérer combien il faut insister sur la préservation des biens communs, un développement responsable et populaire, le démantèlement des bases militaires étrangères, une réforme en profondeur du système monétaire et multilatéral, et des règles plus équitables du marché mondial.
Il faut surmonter nos différences et plutôt voir ce que nous avons plutôt si majoritairement en commun. Il nous faut mieux nous concerter dans le respect de nos différences; arrimer davantage nos préoccupations aux rares mouvements internationalistes dans les pays du centre. Ainsi, nous pourrions contribuer à donner globalement une chance à un autre monde, et à un développement endurable pour nos enfants!
Après les avancées menées par Ho Chi Minh, Gandhi et Mao, Ché est mort ce mois d’octobre il y a quarante ans, et Sankara il y a vingt et un ans pour qu’une utopie positive et une autre humanité adviennent. Mais ils ne sont pas morts en vain, puisque vous êtes tous et toutes là à continuer leur œuvre. Aux sommets Afrique-Amérique latine-Asie à venir bâtissons des ponts transatlantiques avec nos parlementaires, nos peuples et nos organisations.
Neruda a dit :
« Vous allez voir combien nous sommes et comptons.
Vous allez voir combien nous sommes et serons.»vii
La lutte continue. Que revive donc enfin la tricontinentale !
Notes
-Azzam Mahjub, ed, Adjustment or Delinking, the African Experience, Third World Forum, UNU, Zed Books, London,1990
Samir Amin,La Déconnexion;
Les défis de la mondialisation, L’harmattan, 1996
-Voir ma synthèse à l’occasion du cinquantenaire de Bandoeng, http://www.azizfall.com
-Ernesto Ché Guevara, Message à la Tricontinentale (C’est l’heure des brasiers , et il ne faut voir que la lumière –José Marti). Le Ché on ne le soulignera pas assez est solidaire des luttes au Congo et ouvre la voie aux Cubains qui plus tard aideront à la libération de l’Angola et favoriseront la chute de l'apartheid.
-Il faut dans cette veine mentionner durant cette période la militarisation et la déstabilisation des expériences populaires par coups d’État au Brésil 1964; Bolivie 1971, Uruguay 1972;Chili 1973, Argentine 1976; Pérou 1993 et par divers autres moyens en Afrique, voir la liste exhaustive dans Yves Benot, les indépendances Africaines, Maspéro, 1972
Ash Narain Roy, Shanghai Cooperation Organisation- Towards New Dynamism, 18 September 2007
Une étude de la commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU illustre en 2002 que plus de 69,2 milliards en intérêts et profits ont été payés aux États-Unis.
Voir les analyses que nous avons consacré il y a plus de 10 ans à l’initiative African crisis response force et nos propres proposition d’Africa Pax, dans www.grila.org
-Anne Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’occident, Éditions de l’Atelier, Paris, 2004, p23
-Jooneed Khan, Bush appelle les Cubains à se soulever, La Presse , Montréal, 25 Octobre 2007
Il y a un visiblement un retour du racisme, voire même aux relents scientifiques comme les récents propos du prix Nobel Watson. J’ai ailleurs consacré une synthèse sur ce retour de l’eugénisme scientifique, cf www.azizfall.com
Pablo Neruda, Mémorial de l’île noire
i Susanna Sandström, James Davies, Edward Wolff, La répartition mondiale du patrimoine des ménages, UNU-Wider, 2006
1 Héros de la souveraineté, de l'égalité et des luttes paysannes bolivariennes du Venezuela lors de la guerre fédérale de 1859.
2 Déesse écologique vénézuélienne chevauchant un tapir. María Lionza/Guaicaipuro/Negro Felipe et Bolivar et tout un panthéon syncrétique caractérisent cette déesse de la nature écologique incarnant la faune la flore et les humains.
3 Rudolph Strahm, dans Pourquoi sont-ils si pauvres, édition de la Baconnière, relate schématiquement sa visite sur le terrain de cette expérience réussie et l’illustre dans ces termes.
i Voir le texte que j’ai consacré au cinquantième de cette conférence historique. http://www.azizfall.com/files/Bandoung/les-50-ans-de_bandoeng.html
ii LMG : un membership fluctuant autour d’Égypte, Mauritanie, Kenya, Ouganda Zimbabwe,Tanzanie, Jamaïque, Cuba, Dominicaine, Philippines, Sri Lanka, Pakistan, Malaisie, Inde, Indonésie. Il y a aussi le G20, LE G33, G77, G90, le C4 etc
ivii,Titre de notre ouvrage à paraître : Le supraimpérialisme du mégaloensemble
viii, NEPAD dont j’ai fait la critique dans la première semaine de sa sortie, cf www.grila.org
vi -Rebonds , L’Europe favorise la faim en Afrique , Jean Ziegler rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation. QUOTIDIEN : mardi 16 octobre 2007 http://www.liberation.fr/rebonds/285046.FR.php